Si je devais interroger les cinéphiles sur ce qui leur viennent immédiatement à l'esprit lorsqu'on parle de cinéma, la réponse la plus commune serait, sans aucun doute, "Hollywood". Émergée sur la côte ouest des États-Unis au cours des années 1910, Hollywood trône comme l'industrie cinématographique prééminente et incontournable à l'échelle mondiale. Pourtant, cette ascension vers la gloire n'a pas été exempte de controverses. Dans les années 1980, des théoriciens du cinéma tels que David Bordwell, Janet Staiger, et Kristin Thompson ont formulé une observation intrigante : l'existence d’un "style de groupe associé aux films de fiction produits sous le système de studio d'Hollywood entre 1916 et 1960" (Annette Kuhn et Guy Westwell, 2020, 97). Ils ont baptisé cette période le “Classical Hollywood cinema" pour désigner cette période de l’âge d’or.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de définir ce qu'est le système des studios d'Hollywood. En termes simples, le système des studios était une époque durant laquelle les sociétés de production et les intérêts commerciaux exerçaient un contrôle absolu sur tous les aspects de la production cinématographique. À noter que, pendant cette période, des listes noires et la censure ont profondément influencé le monde du cinéma. De ce contexte émergea un style cinématographique marqué par son absence d'ambiguïté, communément désigné comme le "Cinéma Classique Hollywoodien. Les films conformes à ce style répondaient à des normes strictes qui affectaient tous les aspects de la production cinématographique. Le système des studios hollywoodiens donna naissance à des œuvres caractérisées par une "narration homogène, des propriétés génériques et stylistiques" (David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson, 1985, 3-11). Il s'agit là d'un vaste domaine d'analyse englobant tous les départements de la production cinématographique, de l'écriture à l'image, du son à la musique, en passant par les normes de montage. Toutefois, dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur l'aspect narratif.
Il est important de noter que le concept de Cinéma Classique Hollywoodien n'a été formulé qu'a posteriori, dans les années 1980, par des théoriciens et des universitaires du cinéma, avec David Bordwell en figure prédominante. Le fonctionnement des studios des années 1930 au années 1960 et leurs influences ont, de manière indéniable, façonné une narration, une structure, une industrie, et même un profil universel.
Casablanca : Un Pilier du Cinéma Classique Hollywoodien
Casablanca, film réalisé par Michael Curtiz et produit par Warner. Rick, le propriétaire d'un café, est confronté à un dilemme : aider ou non son ancienne amante Lisa et son mari Laszlo à échapper des mains des nazis à Casablanca, une terre d'exil pour fuir l'Europe occupée. Casablanca est sorti en 1942, une année charnière au milieu de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Il est important de tenir compte du contexte historique qui confère une profondeur et une urgence particulières au récit. L'objectif de cet article est de déterminer, à travers le prisme de la narration, ce qu’est un film figure emblématique du cinéma classique hollywoodien.
L'un des arguments centraux avancés par Bordwell, Staiger et Thompson réside dans l'omniscience narrative propre au cinéma classique hollywoodien : "La trace la plus évidente de l'omniscience de la narration est son omniprésence. La narration n'est pas disposée à tout dire, mais elle est prête à aller partout" (1985, 30). Dans Casablanca, le principal narrateur se trouve être la caméra elle-même, adoptant une perspective omnisciente à la troisième personne. Cette approche renforce l'idée d'omniscience caractéristique du cinéma classique hollywoodien, où la caméra "sait tout et peut donc fournir un contexte objectif à n'importe quelle situation" (Richard Barsam et Dave Monahan, 2014, 125). Les travaux de Bordwell, Staiger et Thompson ont révélé une structure narrative similaire dans les films hollywoodiens produits entre 1917 et 1960. Au commencement d'un film, la narration est souvent "modérément consciente de soi et ouvertement répressive" (1985, 25). Casablanca débute sur des cartons de titre et une voix de radio qui semble fournir au public les informations historiques dont il a besoin. Un autre outil narratif typique du cinéma classique hollywoodien est la fourniture d'informations narratives clés. Par la suite, la narration évolue pour devenir, "moins consciente de soi et plus communicative" (1985, 25). Cette transition narrative se manifeste dès les premières minutes de Casablanca lorsque les nazis poursuivent et tuent un rebelle. Cette scène d'ouverture plonge immédiatement le public dans l'essence du film. Il s'agit là d'un exemple typique de la narration caractéristique du cinéma classique hollywoodien, qui, comme le souligne Bordwell : "La narration classique passe également au second plan en commençant in medias res" (1985, 28). Ensuite, Rick, le personnage principal, fait son entrée.
Casablanca : Une Illustration de la Narration Classique Hollywoodienne
Casablanca est structuré selon la narration classique telle que détaillée dans "The Classical Hollywood Cinema". L’intrigue s'ouvre sur un équilibre précaire, susceptible de basculer à tout instant. Rick se trouve dans une situation délicate, confronté au dilemme poignant que pose l'arrivée de Lisa et Laszlo, traqués par les nazis. Ce bouleversement narratif entraîne un déséquilibre fondamental, un pivot dramatique qui donnera lieu à une résolution cruciale. Le film parvient ainsi à rétablir un nouvel équilibre narratif à travers l'action décisive de Rick, qui choisit de défier les nazis en éliminant le commandant nazi.
Rick incarne le prototype du personnage propre au cinéma classique hollywoodien. Le protagoniste est souvent façonné par des motivations psychologiques profondes qui orientent son parcours. Rick doit réfléchir sérieusement à aider Lisa et Lazlo au détriment de son entreprise et peut-être même de sa vie. Pour renforcer cette dimension psychologique, les scénaristes de Casablanca ont astucieusement intégré une séquence de flashbacks. Cette séquence dépeint la romance passée entre Rick et Lisa. Les flashbacks ne sont pas un aspect typique de la narration classique qui se veut linéaire. Cependant, il s’avère que les flashbacks sont la seule manipulation du récit tolérée car motivés par la mémoire des personnages pour "marquer un présent défini" (1985, 30). Dans Casablanca, les flashbacks sont soigneusement utilisés pour mettre en lumière la présence persistante de Lisa dans la vie de Rick.
Malgré la complexité de son dilemme moral, Rick demeure un personnage auquel le public peut aisément s'identifier. Incarné par la star américaine Humphrey Bogart, Rick est face à un dilemme moral et doit faire un choix. Le film ne cherche pas à perdre le spectateur dans des méandres complexes, mais à qu’il s’identifie avec le personnage principal. Au fil de l'histoire, le public découvre progressivement les nuances de Rick, apprend à le connaître et à l'apprécier. Il devient un exemple de vertu, un individu respectueux et exemplaire, prêt à se sacrifier pour le bien d'autrui et de la nation. Le personnage de Rick incarne la quintessence du héros au sens classique, et il éveille l'admiration du spectateur en véhiculant des valeurs positives, tout en veillant à ne pas exciter ses pulsions malveillantes. En bref, Casablanca est un modèle brillant de la narration classique hollywoodienne, mettant en scène un personnage complexe et attachant qui incarne des idéaux nobles, un véritable repère pour le citoyen et une icône du cinéma classique.
Casablanca, un Classique du Cinéma Hollywoodien : Au-Delà des Codes
Cependant, certains aspects narratifs de Casablanca remettent en question le cinéma classique hollywoodien. Il est essentiel de réfléchir à la manière dont la censure a influencé la narration d'un film. En bref, sous l'ère du système de studio, un ensemble de directives ont été imposé regroupé dans un code, communément appelé le code d’Hay d’après le nom de son rédacteur. our une exploration approfondie de ce sujet, je recommande vivement la lecture de l'ouvrage "Controlling Hollywood: Censorship and Regulation in the Studio Era", édité par Matthew Bernstein (2000).
Casablanca se conforme au code. Cependant, un élément narratif peut être remis en question : la romance entre Rick et Lisa. D'un côté, ce film suit la tradition de la grande majorité des productions hollywoodiennes en incorporant une narration romantique, qu'elle soit au centre de l'intrigue ou secondaire. Mais d'un autre côté, Lisa est mariée à Lazlo, ce qui peut être considéré comme une transgression flagrante des normes morales en vigueur. Bien que l'adultère ne soit jamais explicitement montré à l'écran, une scène suggère implicitement au public de se demander ce qui s'est passé pendant une ellipse temporelle.
De plus, la fin de Casablanca peut être discutée. Les films hollywoodiens, sous le système de studio, avaient tendance à avoir une fin heureuse entre l'homme et la femme. une réunion heureuse après avoir surmonté divers obstacles. Dans le cas de "Casablanca", Rick et Lisa ne finissent pas ensemble. Au lieu de cela, Lisa part avec Lazlo, et Rick joue un rôle de héros, notamment en éliminant un commandant nazi. Il sacrifie ses désirs personnels au profit d'une noble cause. Casablanca est sorti en début 1942. En décembre 1941, les États-Unis entrèrent en guerre contre les puissances de l’Axe. Ainsi, tous les secteurs furent mobilisés pour l'effort de guerre. Les films étaient l’outil de propagande parfait. Pour cette raison, l'OWI, l'Office of War Information des États-Unis, a été fondé. En tant qu'administration fédérale, l'OWI avait une grande influence sur Hollywood.
Certaines personnes pourraient soutenir que la fin de Casablanca s'inscrit dans la tradition du cinéma classique hollywoodien, tandis que d'autres pourraient avancer le contraire. Cela dépend de la perspective que l'on choisit d'adopter, comme les auteurs de "The Classical Hollywood Cinema" l'ont souligné, le cinéma hollywoodien classique est un style qui a évolué et n'est pas absolu.
Lorsqu'on évoque Casablanca. on ne peut que saluer son statut indiscutable de classique du cinéma hollywoodien. Comme nous l'avons souligné précédemment, l'œuvre se plie à la narration omnisciente et respecte fidèlement les canons de la structure en trois actes, incarnant parfaitement les conventions du cinéma classique. Le personnage principal, Rick, incarne le protagoniste typique de cette époque dorée du cinéma américain. Cependant, il est essentiel de rappeler que le cinéma classique hollywoodien n'est pas une entité figée, comme le soulignent Bordwell, Staiger et Thompson dans leurs travaux.
Il convient de prendre en considération le contexte de la production du film ; pendant la Seconde Guerre mondiale, une époque où le cinéma était mobilisé comme puissant outil de propagande. L'un des éléments narratifs qui pourrait susciter des interrogations quant à sa conformité au Code d’Hays est la romance entre Rick et Lisa. Implicitement, cette relation amoureuse défie les normes morales de l’époque.
Nous avons discuté de la narration de Casablanca, mais pour avoir une analyse complète de la place du film dans le cinéma classique hollywoodien, il est impératif d'examiner d'autres aspects de sa production cinématographique, notamment l'utilisation de la caméra, le montage, et bien d'autres : "voir la production cinématographique hollywoodienne de 1917 à 1960 comme un mode de pratique cinématographique unifié, c'est plaider en faveur d'un système cohérent où les normes esthétiques et le mode de production cinématographique se renforcent mutuellement" (1985, 3-11). Le cinéma classique hollywoodien est un style avant tout, qui domina le cinéma américain pendant l'âge d’or. Il est toujours utilisé comme choix artistique de nos jours. The Queen's Gambit sur Netflix en est l'un des exemples stylistique le plus récent.
Filmographie
Casablanca, Hal B. Wallis, dir. Michael Curtiz. 1942. Warner Bros Pictures.
Bibliographie
Barsam, Richard and Monahan, Dave (2014). ‘Chapter 4: Elements of Narrative’ dans Looking At Movies: An Introduction to Film, 5th (ed.). New York and London, W.W. Norton, pp. 121-162.
Bordwell, David, Staiger Janet. et Thompson Kristine (1985). ‘Chapter 1: An excessively obvious cinema’; ‘Chapter 2: Story causality and motivation’ and ‘Chapter 3: Classical narrative’ dans The Classical Hollywood Cinema, Film Style and the Mode of Production to 1960. London, Routledge, pp. 3-41.
Kuhn, Annette et Westwell, Guy (2020). Oxford Dictionary of Film Studies, 2nd (ed.). Oxford, Oxford University Press.
Matthew Bernstein (ed.) (2000). Controlling Hollywood: Censorship and Regulation in the Studio Era. London, Athlone.
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